(octobre 2024)
C’est un lieu commun de constater qu’en français le mot amour a plusieurs sens. Cela devient aussi un lieu commun en philosophie conventionnelle, de lui trouver les 3 significations qui, en grec, s’appellent éros, philia, agapè. Platon met storgè (amour familial) à la place de l’amitié.
Le premier est l’amour-passion, vivement émotionnel et assez égoïste.
Le second est l’amitié : inclination ou sentiment ; à la fois manifestation naturelle de l’ego, et altruisme nécessaire pour une vraie amitié ; au même niveau se place l’amour familial.
Le troisième est l’amour désintéressé, strictement dépourvu d’égoïsme.
C’est de ce dernier dont nous parlons ici. Il est devenu la charité depuis l’apparition du christianisme pour qui c’est la principale vertu. C’est l’amour du prochain, ou pour être précis, l’amour « du prochain comme de soi-même ».
Dans le même sens, le bouddhisme parle de compassion. Ce mot est à prendre dans un sens plus large qu’en français. Le moine bouddhiste Mathieu Ricard préfère dire plus précisément « amour altruiste ».
La charité se développe à partir d’un désir naturel chez l’homme : le désir d’aimer, le désir du bonheur d’autrui, qui se déclenche par une émotion que l’on appelle usuellement empathie. C’est le point de départ nécessaire, qu’il ne faut pas se lasser de mettre en valeur en soulignant sa présence naturelle en tant que désir ; car on a trop tendance à penser que les hommes ne sont mus que par leur égoïsme, et que la solidarité et la fraternité ne sont que le résultat d’un apprentissage rationnel. Non, c’est faux : elles s’appuient bien sur un désir profond.
Le point d’arrivée, la réalisation complète de la charité, c’est lorsque l’on a réussi à éteindre tout égoïsme, atteindre une sorte de vide intérieur. En effet, lorsque l’on est vide, comme la nature a horreur du vide, on se remplit entièrement de l’autre, des autres. Les voiles de l’ego étant retirés, on atteint la perception juste, qui mène directement à l’action juste.
Perception juste : en d’autres termes, l’amour est aussi lucidité. « La lumière est en nous » comme le suggère le nom Emmanuel attribué au Christ (« Dieu parmi nous »).
Un amour qui ne commencerait pas par la lucidité serait encore voilé d’égoïsme.
C’est pourquoi, comme la lucidité, l’amour est : indifférence :
« Indifférents au bien et au mal. En étant in-différents, c’est-à-dire en projetant également sur l’un et l’autre la lumière de l’attention. L’attention comme regard, non comme attachement ». (Simone Weil)
Nota : « Eteindre » tout égoïsme ne veut aucunement dire supprimer l’« ego » (ou le « moi »), mais seulement les « égoïsmes » qui en sont les maladies.
Qui est notre prochain ?
L’empathie est nécessaire pour commencer à aimer. Mais elle est insuffisante, et peut se montrer très sélective. Cf. A propos de la guerre d’Ukraine (2) – Perceptions et perspectives. Elle est déclenchée par le fait que l’on se met à la place d’autrui pour le comprendre. Il est bien d’en passer par cette première étape, mais elle a quelque chose d’égoïste : c’est mon ego qui se met à la place d’un autre ego, tout en gardant ses propres égoïsmes. L’empathie est émotionnelle. La charité est amour, c’est un sentiment débarrassé de toute émotion, une manifestation du moi mais sans égoïsme : je ne me mets pas à la place de l’autre, je deviens l’autre.
Usuellement, le prochain est compris comme « celui qui est autre que moi et dont je me rends proche » : cette conception est celle de l’Eglise et se limite aux êtres humains (cf. https://eglise.catholique.fr/glossaire/prochain/).
Je vous propose une vue beaucoup plus totalisante. Mon prochain, cela désigne tout être présent dans ma sphère de perception personnelle. Cela comprend évidemment ceux nous appelons « nos proches », toutes les personnes autour de nous, qui peuvent très bien ne nous ressembler en rien, qui peuvent en particulier nous paraître antipathiques ; mais aussi bien notre chat dont nous prenons soin, ou les oiseaux sur l’arbre en face que nous nourrissons lorsqu’il gèle ; aussi bien cet arbre lui-même que nous entretenons ; etc. Et plus généralement, nous est proche tout ce qui est interdépendant avec nous (êtres humains et toutes autres créatures).
Les communications, le commerce et la mondialisation actuelles ayant porté la terre entière à notre perception et à nos échanges, nous sommes interdépendants avec la terre entière. Tout sur terre nous concerne. Notre prochain, c’est tous les hommes, et aussi la terre entière.
Maintenant, l’interdépendance est-elle une raison suffisante ? Est-ce parce que le Congolais (par exemple) a contribué à la fabrication de mon ordinateur, ou le Bangladais à celle de mes vêtements, que je leur dois l’amour ? Non, car l’amour dont nous parlons est essentiellement désintéressé. Je leur dois l’amour dès lors que leur existence est entrée dans ma perception. S’il arrive qu’ils soient dans la détresse (et cela arrive !), je leur dois toute l’assistance qu’il m’est éventuellement possible. Qu’ils aient, ou non, contribué à la fabrication de mon ordinateur ou de mon vêtement.
Dire « je dois » est d’ailleurs inexact. Le « devoir » est du domaine moral. Il implique un effort. L’amour est au-delà, c’est un sentiment que l’on manifeste sans effort.
Le prochain est donc tout être dont l’existence est entrée dans ma perception.
Pas n’importe quelle perception. Une perception active.
Ne pas faire l’autruche ; ôter nos œillères.
Plusieurs fois il est écrit dans la Bible : « Ne détourne pas ton regard ».
Regarde bien. Regarde tout.
Tu aimeras ton prochain comme toi-même : a été interprété aussi par : tu aimeras ton prochain car il est comme toi-même.
C’est évident pour les êtres humains.
Y compris nos ennemis. « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent. Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un prend ton manteau, propose-lui de prendre encore ta tunique » (Mathieu 5.44.48). Manière percutante de signifier que la violence entraîne la violence, et qu’inversement la Charité anéantit la violence. Ton ennemi s’attend à une réaction du même niveau que son acte, une réaction de haine ; une attitude bienveillante annule sa violence. Certes cela n’empêche pas d’agir avec force si nécessaire, car la lucidité est une composante nécessaire de l’amour. Mais sans haine. La force est l’une des vertus cardinales. La haine fait réagir ; la force sans la haine fait agir avec justesse. La Bhagavad Gita exprime très bien cette idée.
Ton prochain, ce sont aussi les animaux. Ils nous sont proches par le sentiment.
Ce sont aussi les végétaux, qui ont certaines formes de sensibilité.
Ton prochain, c’est aussi la matière qui n’a pas ce que l’on appelle la vie au sens biologique : soi-disant inerte. Pas si inerte que cela : cf. les tremblements de terre, les raz-de-marée ou les cyclones.
Les Grecs et beaucoup d’autres peuples anciens avaient des sortes de divinités pour tous ces éléments, des divinités qui sont comme l’âme de ces éléments. Chez les Grecs, ce sont les nymphes. Les naïades, nymphes des rivières, les océanides, nymphes de la mer, les dryades, nymphes des arbres, les oréades, nymphes des montagnes, etc.
Comte-Sponville raconte dans l’un de ses livres (L’esprit de l’athéisme) comment il lui arrive de vivre un état de communion avec la nature dans son ensemble, arbres, oiseaux, cieux, et terre. Lui, athée fort peu suspect de mysticisme, ose même parler de « communion avec le Tout » ! de « Perfection, plénitude, béatitude » (qui a quelque similitude avec la trinité Hindoue Être, Conscience, Béatitude – Sat, Chit, Ananda). Ailleurs, il paraphrase une célèbre phrase de Pascal en disant : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’apaise ». Apaise, au lieu de effraie dans l’original : j’approuve. Cette paraphrase aurait été aussi approuvée par l’astrophysicien bouddhiste Trinh Xuan Tuan qui a fort bellement exprimé son émerveillement à la contemplation de l’harmonie de l’univers.
Conclusion
Donc, la nature dans son ensemble n’est pas essentiellement source d’exploitation matérielle. D’abord et avant tout, elle est digne tout entière de notre amour.
Dans la Genèse, Dieu a créé l’homme roi de la création et de toutes les créatures. Un roi n’est pas un tyran qui asservit et exploite son peuple ; au contraire, un roi a pour fonction d’aimer ses sujets et de les faire prospérer.
Aimons donc les hommes non pas pour en être aimés, ce serait de l’égoïsme. Mais parce qu’ils sont ce qu’ils sont.
Aimons la nature entière non pas à cause de ce qu’elle nous sert, ce serait de l’égoïsme. Mais parce qu’elle est ce qu’elle est. Et comme dit Montaigne, « tout bon, elle a fait tout bon » (malgré certaines apparences).
Que dis-je ! Pas de « parce que »! Aimer, sans un « pourquoi ».
Aimons les hommes, point barre.
Aimons la nature, point barre.
Pour reprendre Maître Eckart :
Quant à savoir si on a la Charité, on le reconnaît à ceci : quand elle est notre premier mouvement, quand on la met en action sans préparation de la volonté, quand elle se fait d’elle-même, par pur amour et sans un « pourquoi ». Alors on l’a réellement, et avant on ne l’a pas.
Que nos actions se fassent d’elles-mêmes, par pur amour et sans un pourquoi.