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Quelques mondes meilleurs.

Publié en 2019

Un monde meilleur n’est pas forcément une utopie. Il y a des exemples. En voici quelques-uns. Nous parlons bien sûr de monde meilleur, non pas de monde parfait. Leur caractéristique commune est d’avoir eu pour moteur l’amour du prochain, sous quelque forme que ce soit.

Curitiba est une ville de 1.7 millions d’habitants, capitale d’un état du sud du Brésil. Pendant environ 20 ans, entre 1980 et 2000, elle a été considérée comme l’une des villes les plus agréables du monde. Un assainissement général, un plan aéré avec 50 m2 d’espace vert par habitant (Paris : 14 m2), une circulation fluide et des transports collectifs exemplaires, un taux de chômage exceptionnellement bas (moins qu’en France : pour le Brésil, c’est exceptionnel), et bien d’autres avantages. L’architecte urbain Jaime Lerner qui a contribué à cette situation, en fut aussi maire ; lorsqu’on lui a demandé ce qui l’a motivé dans sa réalisation, il a répondu : « parce que j’aime les gens ». Malheureusement, depuis 2000, cette qualité de vie, peut-être victime de son succès, n’a pas pu être maintenue, et Jaime Lerner l’a lui-même déploré. Toutefois en 2009, Curitiba était encore classée « la 3e ville la plus sage du monde » (d’après un indicateur Forbes, si je ne m’abuse).

Non loin de Curitiba, mais quelques siècles auparavant. Connaissez-vous l’Etat jésuite du Paraguay ? Avec l’aval des monarchies espagnole et portugaise, et du Pape, ils ont réalisé une véritable utopie, en intégrant les Guaranis dans une sorte de république à la fois socialiste et démocratique, les indiens étant maîtres de l’organisation de leur vie. L’aspect missionnaire semble être resté relativement modéré, il a bénéficié de la mentalité pacifique des Guaranis, et il semble que les Jésuites aient été au moins également motivés par l’amour du prochain dans cette entreprise (ce qui est ou devrait être en principe la moindre des choses pour un chrétien !). Cette utopie sociale fut prospère et a duré longtemps, de 1600 à 1760 environ, et elle aurait pu continuer à prospérer si les Européens ne s’étaient pas mis à convoiter les terres. L’entreprise fut alors interrompue par ordre des autorités espagnoles et portugaises, corroborées par une interdiction directe du Pape, et fut violemment détruite ; les Jésuites sont expulsés, et les Guaranis réduits à la misère. Et de fait, les Guaranis, qui étaient 140 000 sous les jésuites (vers 1750), n’étaient plus que 40 000 en 1800 et n’ont jamais retrouvé cette prospérité. Il s’agit donc d’une entreprise globalement heureuse, dictée au moins en partie par l’amour du prochain, et détruite par la convoitise des Européens.

Passons en Afrique. Au Burkina-Faso, de 1983 à 1987, sous la présidence de Thomas Sankara, ce pays applique une politique d’inspiration marxiste et se libère énergiquement de la tutelle du FMI ; il réussit notamment à réaliser l’indépendance alimentaire totale du pays, tout en développant une agriculture écologique pour laquelle il s’est aidé notamment de conseillers tels que Pierre Rabhi. Malgré quelques ratés, l’entreprise a été réellement motivée par le souci du bien commun et la volonté de faire participer la population. Ceci n’a évidemment pas plu aux grandes puissances, et Sankara fut assassiné en 1987. Le résultat ne s’est pas fait attendre, le pays, qui était passé de la misère à une pauvreté supportable, est retombé dans la misère. Assez curieusement, les statistiques relatives à cette période précisément sont actuellement introuvables.

En Amérique centrale, 2e moitié du 20e siècle. Pendant que les états de la région étaient ravagés par les dictatures, le gouvernement du Costa Rica se préoccupe de son peuple ; il supprime l’armée, organise la sécurité sociale, l’éducation, une démocratie participative, écologique et bardée de contre-pouvoirs. Dans les années 1980, alors que son PIB reste 5 fois plus petit que celui des Etats-Unis, l’espérance de vie y atteint celle des Etats-Unis (75 ans), ce qui est une preuve claire que l’on peut vivre bien avec peu. Actuellement, et bien que ce pays soit partiellement rentré dans le giron de la mondialisation, l’espérance de vie y est de 80 ans, supérieure à celle des Etats-Unis (France 82 ans). Il reste aussi le pays dont l’indice de bonheur (Happy Planet Index, qui combine l’espérance de vie, des mesures du sentiment de bien-être, du taux d’inégalités et de l’empreinte écologique) est le plus élevé au monde, ceci presque dès l’application de cet indice en 2006. Peut-être ce petit pays a-t-il eu quelques atouts par rapport à d’autres : 1) être petit, 2) n’avoir pas de ressources spécialement intéressantes, 3) avoir été vite choisi comme destination touristique … ; ce qui n’enlève rien à ses aspects positifs.

Une autre bonne nouvelle pour l’éradication de la famine : les quelques expérimentations déjà effectuées montrent que l’agriculture écologique (mais peut-être faut-il dire LES agricultures écologiques ?) pourrait nourrir la planète sans difficulté tout en préservant l’environnement. Ses rendements peuvent être nettement supérieurs à ceux de l’agriculture industrielle dans les pays dits « en développement ». Ils peuvent être égaux à ceux de l’agriculture industrielle dans nos pays tempérés, et devenir supérieurs dans la mesure où cette dernière, par la destruction des sols et des variétés végétales et animales, se condamne elle-même à plus ou moins brève échéance. L’agriculture écologique est, dans son principe, une expression de l’amour de l’ensemble des créatures et de la conscience de leur interdépendance : bienveillance envers ses semblables, mais aussi envers tous les êtres vivants (et non-vivants), et respect des équilibres naturels. C’est bien ainsi que l’entendent ses promoteurs, tels que René Dumont, Pierre Rabhi, ou encore l’agronome au nom prédestiné, Marc Dufumier. Précisons que René Dumont a commencé d’écrire à partir de 1930 ; donc les solutions au problème de la faim sont connues depuis 90 ans. Donc nous savons. Et si nous savons et ne faisons rien, nous sommes spectateurs. Et « tout spectateur est un traitre ou un lâche » (citation de Frantz Fanon).

Une conclusion au moins, en forme d’affirmation : la réalisation d’un monde meilleur a pour condition nécessaire et suffisante, l’amour du prochain. Sous quelque forme que ce soit, et tout au moins le sens de la solidarité et la conscience de l’interdépendance des créatures. De toutes les créatures, et pas seulement les humains ni les seuls êtres vivants.

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