Publié en 2022
« Nul ne peut servir deux maîtres ; ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »
(Mathieu 6.24, Luc 16.13) (traduction Ecole biblique de Jérusalem)
Là où la traduction écrit l’Argent, le grec, langue originale du Nouveau Testament, écrit : Mammon.
En hébreu, mammon signifie en effet au sens restreint : argent, richesse. Plus généralement, il désigne l’attachement à tout ce qui est matériel, « les sécurités illusoires de ce monde ». Dans la Bible, par symétrie avec Dieu, on peut le considérer comme déifié :
cf https://www.universalis.fr/encyclopedie/mammon/
C’est dans ce sens plus général que nous entendrons ici le mot argent.
Si vous êtes athée ou agnostique, la citation de l’Evangile peut être facilement adaptée, car vous pouvez remplacer facilement Dieu par : la conscience, l’humanité, la vérité, ou la triade beau-bien-vrai, etc. Et dire ainsi par exemple :
vous ne pouvez à la fois servir l’Argent et suivre votre conscience ; ou :
vous ne pouvez à la fois servir l’humanité et l’Argent ; ou encore :
vous ne pouvez à la fois chercher la vérité et servir l’Argent. Etc.
En d’autres termes, si vous désapprouvez la toute-puissance de « l’Argent », ne vous mettez pas à son service. Ignorez-la. Dites comme Jésus « Je ne vous connais pas ».
Les philosophes chinois énoncent la même idée sous une autre forme :
On doit avoir honte de ne rendre aucun service dans un bon gouvernement, ou de remplir une charge dans un mauvais gouvernement (Confucius).
Je m’en tiens aux maximes traditionnelles, qui interdisent d’accepter aucune charge d’un maître inique, et de fouler le sol d’un empire sans principes. ….
Si l’Empire est bien gouverné, le Sage se montre ; si l’Empire est mal gouverné, il se cache. Quand l’Etat est bien gouverné, le Sage aurait honte de ne pas avoir d’honneurs ; quand l’Etat est mal gouverné, il aurait honte d’être honoré (Tchouang Tseu, taoïste contemporain de Confucius).
Autrement dit, si vous désapprouvez le système politique d’un Etat, n’ayez aucun commerce avec lui. Pas de violence, car la violence entraine la violence ; mais pas de relation du tout. On peut admettre toutefois des relations de nature culturelle ou humanitaire si cela reste possible, car ce n’est pas du tout de la même nature, c’est de nature humaine. Nous ne confondons pas les hommes avec les régimes politiques.
Si vous trouvez qu’un régime est dictatorial et que vous le réprouvez, n’ayez aucun commerce avec lui. Si – exemple d’actualité – vous réprouvez le régime politique de la Russie, n’ayez aucun commerce avec lui. Par exemple : pas de gaz ni de pétrole. Mais refuser leur gaz ne vous empêcherait pas, moralement, d’accepter leurs artistes.
Si vous réprouvez le régime politique chinois, qui reste très dictatorial, n’ayez aucun commerce avec lui. Par exemple, plus d’appareils électriques ou électroniques « made in China ». Plus un seul. Mais ne manquez pas de lire Confucius ou Tchouang Tseu.
Si vous réprouvez le désastreux régime de la soi-disant « République démocratique du Congo », (désastreux pour sa population), n’ayez aucun commerce avec lui. Plus un seul composant d’ordinateur ou de téléphone. Mais continuez d’entendre leur musique.
Si vous réprouvez certains régimes très coercitifs du Moyen-Orient, n’ayez aucun commerce avec eux. Plus une goutte de leur pétrole. Tout en lisant les poètes arabes ou iraniens – et aussi le Coran.
Etc.
Et si vous trouvez que tous ces refus sont trop durs, voire impossibles, c’est que vous êtes au service de ceux que vous réprouvez. Si nous croyons impossible de refuser, c’est que dans l’instant présent nous ne le pouvons pas. Nous nous sommes faits esclaves. Esclaves des techniques dont nous avons cru qu’elles améliorent notre vie. Esclaves des machines, des raffineries, de l’informatique, de l’électricité, etc. Non pas esclaves de ces techniques, bien sûr, mais des organisations politiques et économiques qui nous en imposent l’usage, et du culte persistant du Taux de Croissance. … Esclaves de Mammon.
Nous nous sommes mis en état de servitude volontaire. Dans le Discours de la servitude volontaire, Etienne de la Boétie explique comment un peuple nombreux accepte de servir un tyran unique. Naissant serfs de parents serfs, ce peuple n’a pas idée de ce que peut être la liberté, donc ne peut en avoir le désir. C’est toujours d’actualité. Ainsi les peuples russe ou chinois, qui ont connu la monarchie ou la dictature jusque récemment, ont beaucoup de mal à acquérir un semblant de démocratie. Les autres peuples aussi, d’ailleurs, y compris en Europe.
Nous-mêmes sommes nés dans le confort matériel devenu excessif d’une société régie par la « croissance », de parents eux-mêmes admiratifs de cette « croissance ». C’est pourquoi nous n’imaginons pas pouvoir en changer, nous n’imaginons pas que le bonheur est tout-à-fait autre chose ; notre « civilisation » l’a oublié, et elle aura bien du mal à revenir à la réalité : la « sobriété heureuse », ce n’est pas encore acquis.